BISMARCK (O. von)

BISMARCK (O. von)
BISMARCK (O. von)

S’il est un homme à qui l’on peut sans conteste appliquer l’expression allemande Menschen, die die Geschichte machen , «les hommes qui font l’histoire», c’est bien le prince de Bismarck. Sa forte personnalité a marqué profondément l’histoire de son temps, qu’il s’agisse de l’Allemagne ou de l’Europe tout entière. En Allemagne, Bismarck fut le principal artisan de la destruction de la Confédération germanique imaginée par l’Autriche en 1815, à laquelle il substitue une Confédération de l’Allemagne du Nord (1867), puis un Empire allemand (1871), tous deux soumis à l’hégémonie de la Prusse. Ce Reich bismarckien, le deuxième de l’histoire de l’Allemagne, Bismarck s’applique à le consolider en luttant contre ses ennemis – catholiques (Kulturkampf ), socialistes, minorités ethniques –, en le dotant d’institutions communes et surtout d’une armée puissante. Celle-ci permet à l’Allemagne de jouer en Europe, pendant près de vingt ans (1871-1890), un rôle prépondérant. L’«Europe bismarckienne» est celle dont le nouveau Reich occupe le centre, et dans laquelle la politique des autres puissances s’ordonne par rapport à la volonté du «chancelier de fer», ou aux intentions qu’on lui prête.

Bismarck n’a pas pu toujours, pour autant, agir conformément à ses désirs. C’est pourquoi la problématique bismarckienne est moins marquée par des théories ou des doctrines (dont ce grand réaliste ne s’embarrassait guère) que par l’écart inévitable entre les intentions et les réalisations, par les événements fortuits qui viennent déranger les plans du ministre, les résistances qu’il rencontre de la part de l’Autriche ou de la France, les paris qu’il risque et qu’il gagne le plus souvent, mais pas toujours. Le bilan, positif malgré tout, conduit à voir en Bismarck l’un des plus habiles artisans de la grandeur de l’Allemagne.

1. Le député et le diplomate

Otto von Bismarck naît à Schönhausen, dans l’ouest du Brandebourg (Altmark). Après des études secondaires à Berlin, un bref passage aux universités de Göttingen et de Berlin semble orienter Bismarck vers une carrière administrative. Mais il y renonce bientôt pour faire valoir ses domaines de Kniephof (Poméranie) et de Schönhausen. C’est là que se placent les débuts, modestes, de Bismarck dans la vie politique: d’abord député aux états provinciaux de Brandebourg, il est élu en 1847-1848 au Landtag uni convoqué par Frédéric-Guillaume IV ; il y siège à l’extrême droite. La révolution de 1848 l’indigne, et il cherche vainement à pousser à l’action le prince Guillaume, frère du roi, qu’il juge faible et indécis. Après un échec à la Constituante prussienne (mai 1848), Bismarck est élu au Landtag en février et juillet 1849, et siège en 1850 au parlement d’Erfurt. Il n’approuve pas pour autant la «politique d’union» de Frédéric-Guillaume IV et de ses conseillers: dans ses interventions à la tribune, dans les articles qu’il donne à la Kreuzzeitung , Bismarck se montre au contraire partisan acharné de l’Autriche et condamne toutes les tentatives de réformer la Confédération germanique. Prenant la parole au Landtag, le 3 décembre 1850, il ne craint pas d’approuver la «reculade d’Olmütz», seul parti raisonnable après l’échec d’une politique insensée.

C’est précisément cette attitude qui vaut à Bismarck sa première mission diplomatique. Mais ses idées ne vont pas tarder à évoluer dans un sens que ne prévoyaient certes pas les dirigeants prussiens.

Bismarck est nommé en 1851 représentant de la Prusse à la Diète fédérale (Francfort); on lui donne mission de rétablir avec l’Autriche les bonnes relations compromises par la crise de 1850. Mais les rapports qu’il entretient avec les représentants de l’Autriche ne tardent pas à le convaincre que c’est chose impossible. L’Autriche n’oublie pas que la Prusse a cherché, en 1849 et 1850, à l’évincer du Bund, ou du moins à y affaiblir sa position. À la rancune se joint le mépris pour l’adversaire qui a dû s’humilier à Olmütz. Bref, l’entente Autriche-Prusse, telle qu’avait réussi à la maintenir Metternich, appartient à un passé révolu. Bismarck en tire les conséquences: pendant que se déroule la guerre de Crimée, il s’efforce de gêner au maximum la politique autrichienne. Dans le Prachtbericht qu’il adresse le 26 avril 1856 au président du Conseil Manteuffel, Bismarck expose les idées dont il ne se départira plus: il n’y a pas place en Allemagne pour deux grandes puissances; tôt ou tard, l’affrontement de la Prusse et de l’Autriche se produira. Il faut donc s’y préparer en recherchant des alliances, et d’abord celle de la France. Non, certes, par sympathie pour ce pays: «En politique extérieure, écrit Bismarck à Ludwig von Gerlach le 21 mai 1856, je suis libre de tout préjugé [...]. La France ne m’intéresse que par son incidence sur la situation de ma patrie.» Ces vues sont mal accueillies à Berlin où l’on se défie de la France; ni les conservateurs ni le prince Guillaume, devenu régent en octobre 1858, ne veulent d’une politique antiautrichienne et profrançaise. En raison de son hostilité envers l’Autriche, Bismarck quitte, le 20 janvier 1859, Francfort pour Saint-Pétersbourg, où il assumera les fonctions d’ambassadeur jusqu’en 1862, puis pour Paris. C’est au cours de cette dernière et brève ambassade (mai-sept. 1862) qu’il reçoit un télégramme deRoon le rappelant à Berlin.

2. Le ministre-président de Prusse

Le 22 septembre 1862, Guillaume Ier reçoit Bismarck au château de Babelsberg près de Potsdam. La situation intérieure de la Prusse était grave: en conflit avec le Landtag depuis 1858 sur la question des crédits militaires, le roi ne voyait d’autre issue que d’abdiquer. Bismarck combat cette résolution et s’engage à faire voter les lois sur l’armée: le roi cède, il nomme Bismarck ministre d’État sans portefeuille et ministre-président par intérim. Dès le 30 septembre, les membres de la commission des finances savent à quoi s’en tenir sur les méthodes que compte appliquer le nouveau ministre: «L’Allemagne ne s’intéresse pas au libéralisme de la Prusse, mais à sa force [...]. Ce n’est pas par des discours et des votes à la majorité que les grandes questions de notre époque seront résolues, comme on le croyait en 1848, mais par le fer et par le sang .» Scandale énorme: de nouveau, le roi hésite et se reprend. En gare de Jüterbog, Bismarck lui redonne courage. Le 8 octobre, il est nommé ministre-président à titre permanent et prend aussi le portefeuille des Affaires étrangères.

Bismarck a été appelé pour résoudre la crise intérieure que traverse l’État prussien. Il s’y emploie pendant quatre ans au milieu des pires difficultés, utilise les prorogations et la dissolution (4 sept. 1863), fixe le budget et lève les impôts par décrets, au mépris de la Constitution prussienne de 1850. Mais la machine de l’État ne peut s’arrêter: «Celui qui a la force pour lui va de l’avant.»

Bismarck place toutefois au premier plan le problème extérieur: dès le 4 décembre 1862, il exprime à l’ambassadeur autrichien Karolyi son désir d’améliorer les relations de la Prusse avec son pays. Mais il ne faut pas compter sur des concessions de la part de la Prusse: la place de l’Autriche n’est pas en Allemagne, mais dans l’espace danubien et balkanique. En février 1863, Bismarck fait rejeter par la Diète de Francfort un projet autrichien de réforme de la Confédération germanique. Le conflit n’éclate pas immédiatement; bien plus, la crise de l’État danois, qui fait suite à la mort de Frédéric VII, est réglée par une collaboration des deux puissances, auxquelles le Danemark abandonne les duchés de Schleswig et de Holstein. Mais cette collaboration ne dure pas; l’année suivante, la guerre est évitée de justesse grâce à un compromis provisoire, la convention de Gastein (14 août 1865).

Rien cependant n’est réglé: les deux puissances conservent les mêmes objectifs inconciliables. Bismarck, qui, au printemps 1866, opte pour la guerre, se préoccupe de gagner l’opinion allemande, peu favorable dans l’ensemble. Le sort des duchés arrachés au Danemark ne la passionne plus: très habilement, Bismarck fait porter le débat sur la question de la réforme de la Confédération. Le projet qu’il dépose à la Diète comporte l’élection au suffrage universel d’un parlement allemand et donne à la Prusse la parité avec l’Autriche dans la direction de la Confédération. En même temps, sur les conseils de Napoléon III qu’il est allé voir à Biarritz en octobre 1865, Bismarck signe avec l’Italie un traité d’alliance qui obligera l’Autriche à se battre sur deux fronts (8 avr. 1866).

La guerre, qui éclate en juin 1866 entre la Prusse d’une part, l’Autriche et les États allemands de l’autre, est réglée en quelques semaines par la victoire prussienne de Sadowa (3 juill. 1866). Mais, pour Bismarck, celle-ci marque le début d’une des périodes les plus difficiles de sa carrière. Il lui faut d’abord, une fois la question allemande tranchée par les armes, s’opposer à son souverain, Guillaume Ier, qui rêve d’accroissements territoriaux aux dépens de l’Autriche, et, surtout, empêcher Napoléon III, dont il a dû accepter l’offre de médiation, de limiter les effets de la victoire prussienne. Il y réussit en ne recevant l’ambassadeur de France qu’après la signature des préliminaires de paix avec l’Autriche (Nickolsburg, 26 juill. 1866) et en éludant les demandes de «pourboire» que Napoléon III présente pour prix de ses bons offices. La paix de Prague (23 août 1866) reprend pour l’essentiel les préliminaires signés quatre semaines auparavant.

Elle vaut à la Prusse des annexions – sans plébiscite – que le Landtag vote le 7 septembre: Hesse-Cassel, Nassau, Francfort, Schleswig-Holstein, Hanovre. C’est pour Bismarck l’occasion de se réconcilier avec le Landtag. Le nouveau Landtag, élu le jour même de Sadowa, accorde à Bismarck un quitus: dans la joie de la victoire, il passe l’éponge sur les actes inconstitutionnels commis par le Premier ministre et met fin au conflit qui durait depuis des années.

3. Le chancelier fédéral

Le traité de Prague permet à Bismarck de réorganiser l’Allemagne comme il l’entend. Il sait que Napoléon III attache un grand prix à l’indépendance des États du Sud : aussi se contente-t-il de conclure avec les royaumes de Bavière et de Wurtemberg et les grands-duchés de Bade et de Hesse-Darmstadt des traités d’alliance qui placent leurs armées, en cas de guerre, sous commandement prussien (août-sept. 1866). Le reste de l’Allemagne formera une Confédération de l’Allemagne du Nord (Norddeutscher Bund) sous direction prussienne. Dès les premiers jours de décembre, Bismarck rédige un projet qu’il soumet aux représentants des États devant entrer dans la future Confédération. Devant le Reichstag constituant, il défend ce projet, finalement voté le 16 avril 1867. Le 14 juillet, à Ems, Guillaume Ier nomme Bismarck chancelier de la Confédération (Bundeskanzler ), poste qu’il cumule (en fait, mais non en droit) avec celui de ministre-président du royaume de Prusse.

Cette charge va absorber l’activité de Bismarck pendant plus de trois ans : création d’une chancellerie confiée à Delbrück, nomination de secrétaires d’État, préparation du travail parlementaire en vue des sessions annuelles du Reichstag. Mais les vues du chancelier débordent les limites de la seule Confédération. L’unité politique de l’Allemagne est certes inachevée, mais son unité militaire est réalisée par les traités avec les États du Sud. Et, surtout, son unité économique s’exprime dans l’Union douanière, le Zollverein. C’est pour Bismarck un incomparable moyen de pression sur les États récalcitrants, qu’il menace d’exclure de l’Union. Il s’en est déjà servi au début de sa charge, et la décision du 12 octobre 1864 lui a donné entière satisfaction. Sadowa lui permet d’aller plus loin, par un nouveau traité signé le 8 juillet 1867; l’organisation de l’Union est calquée sur celle de la Confédération, dont elle met en lumière le caractère provisoire, en attendant la réalisation complète de l’unité. Pour plus de sûreté, Bismarck fait savoir aux États désireux de remettre en question les traités d’alliance qu’ils seraient exclus du Zollverein.

L’achèvement de l’unité est, dans ces années 1867-1870, la préoccupation majeure de Bismarck, qui n’ignore pas les obstacles pouvant s’élever du côté de la France. La guerre à propos du Luxembourg a été évitée de justesse, en 1867. La situation est claire: Napoléon III est fermement décidé à empêcher l’entrée des quatre États du Sud dans la Confédération, fût-ce au prix d’une guerre. Bismarck n’est pas moins résolu à réaliser l’unité de l’Allemagne, et pense qu’une guerre sera le plus sûr moyen d’y parvenir. Mais il ne peut attendre indéfiniment: en 1869, les sentiments antiprussiens se développent dans les États du Sud, et le renouvellement des accords militaires, qui arrivent à expiration à l’été de 1870, n’est rien moins qu’assuré. D’une part, la guerre doit être déclarée tant que ces traités sont encore en vigueur, et, d’autre part, la France doit faire figure d’agresseur, si l’on veut qu’elle ait contre elle, par l’application des traités, l’Allemagne tout entière et non pas seulement la Prusse ou la Confédération du Nord. Enfin, il faut que l’Allemagne n’ait pas d’autre ennemi à combattre et, en particulier, que l’Autriche ne cherche pas à profiter du conflit pour prendre sa revanche. Cette dernière condition est remplie depuis l’accord secret du 27 mars 1868, par lequel la Russie s’engage à menacer l’Autriche au cas où celle-ci ferait mine d’aider la France. Quant aux deux premières, Bismarck les réunira en utilisant au mieux la candidature de Léopold de Hohenzollern au trône d’Espagne.

Bismarck, avant de publier le texte de la dépêche envoyée d’Ems (13 juill. 1870) par le roi de Prusse, lui fait subir sinon une falsification, du moins des retouches – une «toilette» suivant le mot d’Émile Ollivier – qui déclenchent la guerre.

La victoire de la Prusse et des autres États allemands sur la France, sanctionnée par les préliminaires de paix de Versailles, permet à Bismarck de poursuivre l’achèvement de l’unité allemande. Elle se fera en deux étapes: entrée des quatre États du Sud dans la Confédération de l’Allemagne du Nord; transformation de cette Confédération en Empire allemand. La question est posée dès le lendemain de Sedan. Mais Bismarck veut que l’initiative vienne des États du Sud: il parvient à ses fins en faisant alterner promesses et menaces. Les traités conclus à Versailles du 15 au 25 novembre 1870 précisent les conditions auxquelles les quatre États seront admis dans la Confédération, et c’est pour la Bavière l’occasion de se faire reconnaître des privilèges (Sonderrechte ). Toute l’Allemagne est désormais fédérée sous la direction de la Prusse. Convient-il de faire revivre au profit de celle-ci l’institution impériale? Bismarck le pense, soutenu d’ailleurs par la majorité de l’opinion. Mais il doit vaincre les résistances du roi Louis II de Bavière, et même celles de son souverain Guillaume Ier qui craint de voir les vertus prussiennes se dissoudre dans une grande Allemagne. Il accepte néanmoins la couronne offerte par le roi de Bavière au nom de tous les princes allemands (18 déc. 1870). La proclamation de l’Empire a lieu à Versailles le 18 janvier 1871.

4. Le chancelier d’Empire

Après avoir bouleversé l’Allemagne de 1815 pour faire naître une nouvelle Allemagne sous la direction de la Prusse, Bismarck cherche maintenant surtout à assurer la survie de son œuvre qu’il croit fragile, à la consolider de l’intérieur, à la protéger contre l’extérieur.

La consolidation du Reich

Dans la Constitution impériale du 16 avril 1871, le Bundesrat semble, à première vue, un rouage au moins aussi essentiel que le Reichstag. Pourtant, l’assemblée élue ne tarde pas à prendre une importance qui en fera le véritable centre de la vie politique du pays. Bien qu’il ne soit pas responsable devant le Reichstag et qu’il possède même le droit de le dissoudre, Bismarck prête attention à l’opinion, aux «fractions», c’est-à-dire aux groupes parlementaires des différents partis. Désireux de voir sa politique appuyée par une majorité, il négocie avec ces fractions en des marchandages – le langage parlementaire les désigne par le terme imagé de Kuhhandel , «maquignonnage» – où concessions et promesses s’équilibrent. Bismarck a recouru successivement à deux types de coalitions: conservateurs et nationaux-libéraux au temps du Kulturkampf («combat pour la civilisation»), puis, de 1887 à 1890, conservateurs et centre, pour lutter contre les socialistes.

On voit là quels sont les deux principaux ennemis du chancelier. L’esprit de la politique anticatholique, que désigne le terme de Kulturkampf, s’exprime dans des lois votées par le Reichstag et le Landtag de Prusse de 1872 à 1875. Le soutien apporté aux vieux catholiques n’est qu’un prétexte. La véritable raison, c’est l’hostilité que le luthérien Bismarck éprouve à l’égard du catholicisme: les catholiques n’ont-ils pas leurs positions les plus fortes en Rhénanie et en Hanovre, provinces étrangères au véritable esprit prussien, en Bavière, État catholique qui avait pris le parti de l’Autriche en 1866 et où, trois ans après la défaite, les sentiments antiprussiens reprenaient de la vigueur? Ils sont catholiques aussi, pour la plupart, ces Alsaciens-Lorrains qui protestent contre leur récente annexion au Reich. Et surtout ces Polonais chez qui la religion se fond avec le sentiment national dans une opposition déterminée au germanisme. Le lien entre Kulturkampf et politique antipolonaise ne sera jamais marqué avec trop de force: «Quand j’ai engagé le Kulturkampf, écrit Bismarck dans ses Pensées et souvenirs , j’y ai été principalement déterminé par le côté polonais de la question.» C’est donc en tant qu’ennemis du germanisme ou comme éléments douteux du Reich que les catholiques sont l’objet, par la volonté de Bismarck, d’une véritable persécution. Mais, à partir de 1878, Bismarck est réduit à «aller à Canossa», et en 1887 il reste peu de chose de l’arsenal législatif forgé douze ou quinze ans auparavant.

Après 1871, Bismarck – qui avait eu, en 1863-1864, des contacts avec Ferdinand Lassalle – se tourne contre les socialistes. Bebel et Liebknecht sont incarcérés de 1872 à 1874. Le parti unique né en 1875 au congrès de Gotha voit ses effectifs s’accroître avec la crise économique qui débute en 1873. Deux attentats contre Guillaume Ier perpétrés en 1878 fournissent au chancelier le prétexte pour agir. Les lois d’octobre 1878, prorogées ensuite jusqu’en 1890, lui permettent, par les restrictions apportées aux libertés individuelles et collectives, d’atteindre les socialistes, dont les suffrages baissent aux élections de 1881 et 1887. C’est dans l’espoir de leur retirer une partie de leur électorat que Bismarck fait voter les lois d’assurances sociales couvrant les risques maladie (1883) et accidents (1884), et créant des caisses de retraite pour les vieillards et les infirmes (1889).

Outre les catholiques et les socialistes, il existe encore une troisième catégorie d’adversaires contre lesquels Bismarck engage la lutte: ce sont les protestataires, Alsaciens-Lorrains et Polonais. Contre les premiers, Bismarck use tout d’abord de la rigueur, les soumettant à la dictature d’un Oberpräsident , incorporant les jeunes recrues dans l’armée allemande, prohibant la langue française: il s’agit de «défranciser» (entwelschen ) une population qui, participant pour la première fois aux élections, envoie au Reichstag quinze députés protestataires (1874). Le développement en Basse-Alsace d’un parti qui évite de remettre en question l’appartenance au Reich incite Bismarck à quelques concessions, appliquées avec tact par le maréchal Von Manteuffel, gouverneur (Statthalter ) de 1879 à 1885. Mais cette politique échoue, et l’esprit protestataire ne disparaît pas. À partir de 1887, l’Alsace-Lorraine connaît une nouvelle période de rigueur, qui dure jusqu’à la démission du chancelier.

Quant aux Polonais, on peut dire sans exagération que Bismarck fut un de leurs ennemis les plus acharnés. «Les aspirations polonaises ne tiennent pas debout devant l’Europe [...] Ce sont là une de ces fictions qui troublent le regard et faussent le jugement», réplique-t-il aux Polonais qui protestent contre leur incorporation dans la Confédération de l’Allemagne du Nord, puis dans l’Empire allemand. On a dit quelle part il faut faire à l’antipolonisme dans la genèse et le développement du Kulturkampf. Il est d’autres terrains sur lesquels Bismarck engage la lutte: l’enseignement de la langue polonaise, qu’on écarte progressivement de l’école, de l’église, des tribunaux et des administrations. Mais, surtout, effrayé par les résultats du recensement de 1880, Bismarck s’en prend à la population même, dont il va essayer de diminuer le nombre et la force, en expulsant les Polonais ressortissants d’autres États, en déplaçant les fonctionnaires polonais vers d’autres provinces de la Prusse, en établissant des colons allemands sur les terres polonaises. Bismarck fait voter, le 26 avril 1886, une loi de colonisation (Ansiedlungsgesetz ) accordant au gouvernement prussien 100 millions de marks (la somme sera progressivement portée à plus de 800 millions), pour «fortifier l’élément allemand contre les empiétements de la polonisation dans les provinces de Posnanie et de Prusse occidentale, en y établissant des paysans et des ouvriers allemands».

La consolidation de l’Empire ne se limite pas à la lutte contre les éléments hostiles. Bismarck le dote en 1873 d’une monnaie unique, le mark (le tiers du thaler, soit 1,25 franc-or) et, en 1875, d’une Banque d’Empire. En matière juridique, il introduit dans toute l’Allemagne l’institution du jury (1876) et crée à Leipzig en 1879 un Reichsgericht (tribunal d’Empire). De plus, l’Empire, fondé sur une victoire militaire, a besoin pour se maintenir d’une armée forte. La loi de 1874 en fixe les effectifs à 400 000 hommes et accorde les crédits pour sept ans. En 1886, Bismarck demande un accroissement de 42 000 hommes et la reconduction des crédits pour sept ans, qu’il réussit, avec l’appui des conservateurs et des nationaux-libéraux (le centre s’y étant refusé), à faire voter en 1887.

La protection du Reich

Le traité de Francfort (10 mai 1871), qui reprend pour l’essentiel les préliminaires de Versailles, consacre la victoire de l’Allemagne, à qui la France doit céder l’Alsace-Lorraine et payer 5 milliards de francs. Victoire durable? Très tôt, Bismarck redoute l’esprit de revanche des Français. Protéger le nouveau Reich par le maintien du statu quo européen, tel est sans doute, de 1871 à 1890, la préoccupation majeure de Bismarck. Il faut pour cela isoler la France («Tant qu’elle n’aura pas d’alliés, la France ne sera pas dangereuse pour nous») et former autour de l’Allemagne un réseau d’alliances. La première est l’entente des trois empereurs – Allemagne, Autriche-Hongrie, Russie – scellée par différentes conventions en 1873. Mise à l’épreuve lors des deux moments de tension franco-allemande (1874, 1875), cette entente se révèle décevante.

Bismarck adopte alors un nouveau système, dont le pivot est l’alliance avec l’Autriche-Hongrie (Vienne, 7 oct. 1879): pacte défensif secret contre la Russie. Mais, en outre, il fait revivre en 1881 l’entente des trois empereurs, ce qui lui assure la neutralité de la Russie en cas de guerre contre la France. En 1882, l’adhésion de l’Italie transforme l’alliance austro-allemande en «triplice», alliance défensive contre la France. Celle-ci, que son expansion coloniale brouille avec l’Angleterre et l’Italie, se trouve ainsi complètement isolée.

L’opposition des intérêts autrichiens et russes dans les Balkans, anglais et russes en Asie centrale, incite Bismarck à remanier, en 1887, son système diplomatique. Pourtant la France est plus isolée que jamais, comme le montre l’attitude des puissances lors de l’affaire Schnaebelé. À propos de la Bulgarie, Bismarck adopte une attitude antirusse, très critiquée à Saint-Pétersbourg. Il songe alors à une alliance avec l’Angleterre contre la Russie et la France, mais Salisbury refuse (1889). Bismarck revient donc au traité de réassurance, dont il propose à la Russie le renouvellement. Les négociations étaient engagées à Berlin depuis quelques semaines, lorsque, le 18 mars 1890, Bismarck démissionne.

5. La fin de l’«homme fort»

Guillaume Ier était mort le 9 mars 1888, et son successeur, Frédéric III, avait prié Bismarck de conserver la chancellerie. Mais le nouveau souverain, atteint d’un cancer, meurt le 15 juin, laissant le trône à son fils Guillaume II. Le nouvel empereur a vingt-neuf ans, le chancelier soixante-treize. Leurs caractères ne tardent pas à se heurter. Impatient de régner, le jeune souverain supporte mal le poids de l’expérience du chancelier; son entourage le pousse dans cette voie en critiquant l’autoritarisme du «ministre tout-puissant». Diplomatie, politique sociale, attitude envers le socialisme, qui regagne des voix aux élections de 1890: autant d’occasions de conflits inévitables. Les ministres prussiens ayant pris l’habitude d’exposer leurs projets à l’empereur sans en référer à Bismarck, celui-ci leur rappelle qu’une ordonnance de 1852 place les ministres sous le contrôle du ministre-président. De son côté, Guillaume II reproche à Bismarck d’avoir reçu chez lui Windthorst, chef du parti du centre, sans l’en avoir avisé – prétention que Bismarck rejette le 15 mars 1890, au cours d’une visite orageuse de l’empereur à la chancellerie. Le 18 mars, le chancelier rédige sa lettre de démission que Guillaume II accepte le 20.

Bismarck vivra encore huit ans, dans une retraite morose à Friedrichsruh. Il ne peut se résigner à son inactivité. Sa rancune envers son successeur Caprivi et d’autres ennemis s’exhale dans les interviews données à des journaux allemands ou étrangers (c’est alors qu’il révèle l’affaire de la dépêche d’Ems). Friedrichsruh devient un foyer d’opposition dont Guillaume II redoute les intrigues et leurs effets sur l’opinion publique. Un semblant de réconciliation entre l’empereur et l’ex-chancelier, en 1894, ne doit pas faire illusion. Et c’est dans la disgrâce et l’isolement grandissant que Bismarck s’éteint le 30 juillet 1898.

Député, ambassadeur, ministre, chancelier: mais quoi de l’homme? Quelle est cette personnalité puissante qui a dominé l’Allemagne et l’Europe de son temps?

S’il fallait définir d’un mot sa personnalité si complexe et parfois contradictoire, c’est assurément le terme de réaliste que l’on retiendrait: un homme sans préjugés, qui ne croit qu’à la force, mais appliquée où et quand il le faut. «Le plus beau pâté s’effondre, s’il est retiré trop tôt du feu», disait-il dans son style imagé. Réalisme qui lui a permis de marquer l’histoire de son temps d’une empreinte indélébile.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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